Des choses terribles vont arriver. Elle le sait, elle le sent. Il y a des instants comme ça qui ont une odeur de catastrophe. Des instants qui puent la rupture imminente, la mauvaise nouvelle, l’annonce funèbre. C’est quelque chose qui flotte dans l’air. De l’électricité dans tout le corps. Les nerfs tendus. La couleur de l’angoisse qui se pose sur tout.
On voudrait dormir pendant trois jours pour éviter le danger. Devenir sourd, aveugle ou disparaître. Mais il n’y a rien à faire pour conjurer le mal. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, tout est déjà en place, le drame peut commencer.
Elle a su que c’était un de ces mauvais soirs. Elle a su qu’elle lui parlerait de l’autre fille au dîner. Et elle a pressenti que ce qui se passerait ensuite changerait les choses pour toujours. Mais c’est inévitable. Elle ne peut pas faire autrement. Tous les éléments sont en place. Ce n’est qu’une question d’heures.
Il n’y a pas de bons mots, ni de bonne façon. Parce qu’elle sera blessée, elle deviendra blessante. Pour ne pas l’être à son tour, il se drapera d’indifférence. Pour briser sa froideur elle se déchaînera, la voix rauque et les syllabes qui sifflent, qui butent contre les dents, qui se mêlent à la salive. Des paroles seront prononcées ; impossibles à effacer. Des plaies s’ouvriront ; et chaque mot s’y collera comme un grain de sel. Leur colère réciproque se vautrera dans la vulgarité, la mauvaise foi et l’amertume. Et quand ils seront allés trop loin, ils se toiseront, sales et meurtris. Ils hésiteront un instant et mesurant tout ce qui est déjà perdu, ils basculeront.
– Je vais tout raconter à mon père, espèce de salaud ! Je vais lui dire comment son protégé n’est qu’un connard qui traite sa fille comme de la merde. Je vais tout lui balancer et il va t’arracher les couilles, mon pauvre. Il va te les faire bouffer. Parce que tu n’es rien pour lui. Je suis sa fille, MOI !
Norma ferme les yeux avant même qu’il bouge le petit doigt. Elle grimace prête à récolter sa ration de violence et de haine. Les coups pleuvent sans qu’elle puisse comprendre où et comment. Sa tête part d’un côté, ses épaules de l’autre. Un coup de poing sur l’oreille la rend sourde. Tout le reste se passe en silence. Comme si elle était plongée sous l’eau. Elle entend chaque impact de l’intérieur. La douleur n’a pas le temps de la foudroyer. Pourtant il cogne. De toutes ses forces. Il n’arrête pas. Elle est ballottée comme une poupée de chiffon et ne pense qu’à une chose : s’accrocher le temps que ça passe. Les yeux toujours fermés. Dans le noir et le silence elle pense à autre chose, ou presque. Elle se dit que Jonathan partira dès qu’il aura fini. Il quittera la ville avant qu’elle ait le temps d’appeler son père. Il déguerpira la peur au ventre parce qu’Antonio sera fou de rage quand il verra ce qu’il a fait à sa fille. Peut-être même qu’il la retrouvera morte. Norma a la nausée. Elle vomit. Et elle perd connaissance.
Quand elle se réveille, elle ne sait pas combien de temps est passé. Elle est étendue dans le salon. Son sang a eu le temps de sécher sur le tapis. La pièce est plongée dans le noir. Il fait nuit. Elle se redresse douloureusement et lit l’heure sur le décodeur : 2 : 42. Elle passe ses mains sur son visage et sent les croûtes et les boursouflures. Elle se met debout, fait quelques pas. En allant dans la salle de bain, elle passe devant la chambre. La porte est ouverte. Elle entend des ronflements et, dans la faible lueur du radio-réveil, le profil de Jonathan se dessine. Elle s’enferme. La lumière du néon l’éblouit. Elle nettoie ses blessures, efface les traces. Elle se déshabille et enfile un tee-shirt qui traîne. Elle rejoint la chambre sur la pointe des pieds et se glisse dans le lit. Sous l’odeur du savon, elle perçoit encore celle du sang. Elle revoit l’eau rouge couler dans la vasque, cette teinte profonde qui se dilue et glisse sur la faïence blanche.
Et tout à coup l’électrochoc.
Elle se lève et attrape un jean. Elle repousse la porte de la chambre en sortant et s’habille le plus vite possible. Elle quitte l’appartement sans bruit et va frapper chez les voisins. Personne ne répond. Il est presque trois heures du matin. Elle n’ose pas frapper plus fort.
Près de l’ascenseur, elle soulève une dalle de moquette décollée. C’est là qu’ils cachent une clé, elle les a vu faire. Elle déverrouille leur porte et entre chez eux. L’odeur la prend aussitôt à la gorge.
Sa main trouve l’interrupteur.
Les traces de sang sur les murs blancs.
Et avachis sur le sol, les corps en décomposition.