S.2 – Episode 7 – Elle a l’air d’avoir pris 10 kg

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Elle a l’air d’avoir pris 10 kg. Norma se regarde dans le miroir de la cabine d’essayage. Elle s’inspecte sous toutes les coutures. Elle a choisi sa taille habituelle, mais elle se trouve affreusement boudinée. Norma n’a pas eu l’habitude de faire attention à ce qu’elle mange. Elle ne se prive jamais. Elle dévore tout ce qui lui fait envie. Le stress et l’anxiété, deux compagnons qu’elle connaît bien, sont de bons brûleurs de calories. Norma sait qu’elle n’est pas parfaite, mais elle s’est toujours sentie plutôt bien dans sa peau. Bon ok… sauf :

  • quand elle doit traverser la plage en maillot de bain
  • quand elle fait l’amour pour la première fois avec un type les lumières allumées
  • quand ses règles la chiffonnent et qu’elle se trouve bouffie et flasque à la fois (si, c’est possible)
  • quand elle a du mal à fermer le bouton de ce jean adoré dans lequel elle flottait il n’y a pas si longtemps… quoique… le temps passe vite.
  • quand la vendeuse du magasin de lingerie ouvre grand le rideau de la cabine pour voir si le modèle lui va
  • ou qu’une autre femme scrute sa silhouette avec un peu trop d’insistance…

Bref, ok, ok, elle est victime consentante, comme toutes ses congénères, des pressions et des diktats surréalistes de cette société.

Elle se contorsionne dans la petite cabine pour remonter la fermeture éclair « C’est leurs modèles de merde qui sont taillés n’importe comment, c’est pas possible… Argggh ça m’énerve et puis ça ressemble à rien. Je prends le tee-shirt blanc informe que j’ai essayé juste avant et basta ».

Norma sort de la cabine en nage et file vers les caisses. En faisant la queue, elle tente de remettre de l’ordre dans sa coiffure et lance des regards blasés aux mannequins en plastique, taille 32, qui trônent un peu partout dans la boutique. La cliente devant elle a fini de payer, c’est à son tour.

– Bonjour.

La vendeuse lui arrache son cintre des mains, sans répondre et sans un regard. Elle est vaguement en train de parler avec sa collègue à la caisse d’à côté. Une histoire de planning et de Stéphanie, « Non-mais-pour-qui-elle-se-prend-celle-là-je-te-jure-je-vais-finir-par-péter-un-cable-samedi-dernier-je-l-ai-dépannée-vrai-ou-faux ?-non-mais-vrai-ou-pas-vrai ?-alors-qu’elle-vienne-pas-après-dire-que-je-devais-être-là-de-toutes-façons-jtejure-c’est-ce-qu’elle-a-dit ».

Le montant s’affiche sur l’écran. Norma sort sa carte bleue.

– Par carte, s’il vous plait.

«  Elle-exagère-jtejure-elle-a-un-problème-moi-j’ai-vraiment-du-mal-avec-elle-et-pourtant-je-fais-des-efforts-vrai-ou-pas-vrai ? »

Le paiement est accepté. Le ticket de caisse sort. La vendeuse l’arrache, le glisse dans le sac qu’elle tend vers Norma. Toujours sans la regarder. La tête tournée vers sa collègue avec qui elle continue de baver, euh, de bavarder. Norma tente un :

– Merci, au revoir.

Toujours pas de réponse.

– Bon, ben va te faire foutre, alors. Pétasse.

Norma vient de parler bien fort. Son sachet à la main, elle prend la direction de la sortie. La vendeuse a enfin daigné la regarder, sidérée, bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau. Alors que Norma s’approche des portes coulissantes, le vigile l’arrête en lui posant la main sur l’épaule :

– Madame, je crois qu’il faut retirer ce que vous avez dit.

– D’abord d’où tu me touches toi ? Tu retires ta main de mon épaule tout de suite.

Le vigile s’exécute. Mais Norma continue :

– Tu sais qui je suis, moi ?

– Hey Madame, faut vous calmer.

– Antoine Vallençay, ça te dit quelque chose ? C’est mon père !

Le vigile baisse les yeux. Visiblement, il connait le nom de son père et sa réputation.

– Désolé, Madame. Je voulais pas vous importuner.

– Te fatigue pas. La prochaine fois que tu me croises tu t’en souviendras au lieu de faire le barbeau…

Elle le voit crisper légèrement les paupières pour réprimer un accès d’orgueil et de rage et elle perçoit l’éclair de haine qui passe dans ses yeux. Elle en a assez fait. Elle sort du magasin et marche rapidement pour s’éloigner. Elle se trouve pitoyable. C’est la première fois qu’elle brandit le nom de son père pour se sortir d’une situation. Ou plutôt pour forcer l’autre à plier, intimidé et penaud. C’est la première fois qu’elle brandit le nom de son père tout court. « C’est Jonathan qui commence à déteindre sur moi… J’aime pas ça. Pas ça du tout ».

                Ce soir, justement, elle dîne avec lui. Jonathan. Rien de très compliqué, ils ont mis une pizza surgelée au four. Il parle beaucoup. Ça lui prend, de temps en temps, il sort de sa réserve et se met à enchaîner les sujets, volubile. Dans ces moments-là, il évoque « ses affaires » comme il dit. Enfin ce à quoi il occupe ses journées. Sans que Norma ne puisse jamais savoir la part de vérité et d’invention. Il cite son père, à elle. Le respecté Antoine Vallençay. De son vrai prénom, de naissance, Antonio. Fils d’une petite italienne et d’un notable français de 12 ans son aîné. Homme d’affaires véreux, aux faux airs de parrain. Entrepreneur fortuné, entouré de petites frappes comme Jonathan. Quand ce dernier parle de celui qu’il appelle « le patron », ses yeux brillent. Norma y lit l’admiration et des lueurs de piété filiale. Jonathan n’a pas de père. Ou plutôt son père n’a jamais voulu de lui. Il ne l’a pas reconnu. Ils se sont vus quelques fois, quand Jonathan était petit garçon. Le géniteur avait une fâcheuse tendance à lui promettre des rendez-vous à deux, père-fils… auxquels finalement, il ne se pointait jamais. Le petit Jonathan l’attendait des heures, assis dans le fauteuil jaune du salon, bien sagement, les yeux sur la pendule. Il n’osait pas bouger, comme par superstition. Comme si le fait d’aller jouer dans sa chambre ou d’allumer la télé pouvait briser quelque chose. Au bout d’une heure ou deux sa mère lui disait que son père ne viendrait sûrement pas, « Comme d’habitude… On ne peut pas compter sur lui. Je suis désolée mon chéri. Il est comme ça, on ne le refera pas. Va jouer. ». Mais Non. Jonathan restait là. Qui peut savoir ce qui se passait dans sa tête pendant ces heures d’attente ? Ces pensées avaient sans doute creusé le vide immense dans lequel Antoine Vallençay était venu se loger des années plus tard.

Jonathan se rêvait en fils spirituel quand il n’était qu’un larbin de plus.

« Le patron » l’appréciait parce qu’il était zélé et charmeur, comme lui. Mais il n’hésiterait pas à le sacrifier, si besoin, Norma le savait. Il lui tournerait le dos, sans un regard en arrière, comme il l’avait fait avec son ex-femme, avec ses filles. Antoine Vallençay pouvait bien maintenant jouer le père attentif, prêt à racheter son absence en offrant un salon de beauté à Alexandra ou une année sabbatique à Norma pour écrire un best-seller. Les deux sœurs n’oubliaient pas que leur mère avait sombré dans l’alcool à cause de ses frasques. Et que leur père n’avait pas fait un geste pour la rattraper, pour la sauver. Qu’après le divorce, il n’était plus joignable quand il s’agissait de défoncer la porte pour retrouver Anne à moitié inconsciente sur le carrelage, d’organiser la cure de désintoxication, de parler tout simplement, pour les laisser vider leur sac. Il se contentait d’envoyer des chèques. « Il fera pareil avec toi, chéri. » pense Norma, en regardant Jonathan, qui continue à parler entre deux bouchées de pizza. Ils mangent en tête-à-tête les deux demis orphelins, chacun comme le reflet de l’autre.

Suite au prochain épisode…

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