S.2 – Episode 6 – Elle fuit son regard

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Elle fuit son regard. Depuis l’épisode de la gifle, elle l’évite. Elle ne s’adresse à lui que pour des échanges professionnels absolument nécessaires. Norma parle à Yohan laconiquement, sans le regarder. « Il doit me trouver pathétique. C’est lui, bon sang, qui est pathétique ».

Norma vient de finir sa journée. C’est au tour de Yohan de faire la fermeture. Elle prend son sac à main dans l’arrière-boutique. Son collègue surgit de derrière un rayonnage, prêt à lui barrer la route.
– Norma, je voul…
– Pas le temps, je dois filer.
Elle pousse la porte et s’échappe, accompagnée par le petit diling-diling de la clochette. Quelques enjambées plus loin, elle jette discrètement un œil par-dessus son épaule… Depuis le magasin, Yohan la regarde s’éloigner, les bras ballants. Le reflet de la vitrine cache l’expression de son visage. « Abruti, pourquoi tu m’as laissée faire ça ? Pourquoi tu t’es laissé frapper sans réagir ? Tu avais le temps d’arrêter ma claque, de me sermonner, de me traiter de peste idiote. Tu aurais dû m’engueuler, merde ! J’aurais râlé. Je me serais défendue de manière ridicule, en te disant que tu l’avais bien cherché. J’aurais masqué mon humiliation par de la colère. J’aurais fait la gueule le reste de la journée. Nous aurions été quittes… Pauvre type. Maintenant, je te déteste. »

Alors qu’elle marche en ruminant toutes ces pensées, une voiture s’arrête au feu rouge, quelques mètres devant. Aussitôt, le regard de Norma est attiré par la main de la conductrice qui repose sur le bord de la vitre ouverte. Les rayons du soleil s’accrochent au zirconium qu’elle porte à l’index, tandis que, d’une pichenette, elle jette une cigarette encore fumante. Le mégot roule sur le bitume. Norma sent une bouffée d’agacement monter dans sa poitrine. Elle s’avance au niveau de la voiture. Elle se baisse pour ramasser la cigarette incandescente et, sans réfléchir, l’écrase sur la main de la conductrice. Le cri de surprise avant celui de la douleur. L’odeur de la peau grillée. Le zirconium qui disparaît dans l’ombre de l’habitacle. Norma part en courant en direction d’une ruelle piétonne. Alors que son cœur bat à toute vitesse et qu’elle est déjà loin, elle entend crier « Elle est folle ! Mais elle est folle ! Sale garce ! »

Elle arrive un peu décoiffée chez sa mère, gravit les escaliers et entre sans frapper.
– Maman ! Je suis lààààà !
Sa tante Déborah sort de la cuisine. Elle tient à deux mains un plat fumant qui sent délicieusement bon.
– Je t’embrasse après, il faut d’abord que je pose ça. Ta mère fait toujours à manger pour quinze.
Anne arrive pour embrasser sa fille :
– Ah ma chérie ! Pile à l’heure ! Toi, tu as couru. Tu es toute essoufflée. Tu as vu comme ma fille est mignonne, Débo ? Elle court pour être à l’heure chez sa maman.
Anne s’éloigne, laissant dans son sillage un parfum de santal qui se mêle au fumet de la nourriture. Ce sont des odeurs familières pour Norma, des odeurs qui l’accompagnent depuis son enfance. Elle se détend. Elle se laisse couler sur un siège, boit un grand verre d’eau. Regarde sa mère et sa tante s’agiter pour finir de tout installer. Ses yeux glissent sur le désordre ambiant… les bouddhas souriants, les drapeaux de prières tibétains, les piles de livres, les plaids en boule… La nourriture est bonne, succulente. Les saveurs lui tapissent le palais et diffusent en elle une vague de bonheur. L’eau est fraîche. Déborah rit. Fort. Comme à son habitude. Sa mère parle en se balançant. Comme à son habitude aussi. Faisant onduler ses longues boucles d’oreilles. Le temps s’écoule calmement. Norma est bien. Elle se sent protégée. Alors elle commence à parler. Elle a envie de se confier.

Elle raconte l’histoire avec le pharmacien. Ce type qui a osé lui faire des réflexions déplacées alors qu’elle lui avait poliment demandé une pilule du lendemain. Qu’elle attendait seulement de lui qu’il fasse son métier avec professionnalisme. La manière dont il l’a rabaissée. Oh bien sûr, elle omet l’épisode de l’expédition punitive avec Alex et Chloé. À peine a-t-elle terminé son récit, que sa mère et sa tante réagissent, fronts plissés, mains qui s’agitent dans les airs et têtes secouées :
– Mais c’est inadmissible, ma chérie. Il faut le dénoncer.
– Tu parles, le dénoncer à qui ?
– Mais enfin Débo, c’est grave.
– Je suis tout à fait d’accord. C’est TRÈS grave.
– Entendre ce genre de choses, de nos jours.
– Mais justement de nos jours. De NOS jours. Comme si c’était impossible… Comme si les cons avaient disparu…
– C’est plus que de la connerie. C’est criminel.
– Lui te rétorquerait que c’est la vente de la pilule qui est criminel.
– Oh oui, la rhétorique…
– Merde ! Tout ça pour ça ! À croire qu’on est pas allé assez loin. Je leur ferais bien subir des avortements clandestins à ces enfoirés, si c’était possible…
– Chercher à t’humilier de cette façon…
– Une aiguille à tricoter dans les entrailles, des produits de toutes sortes à absorber ou s’injecter, des coups de poing dans le ventre… Elles avaient pas toutes une copine comme Carol Downer…
– Ça me débecte.
– J’ai bien envie d’aller lui rendre une petite visite à ce monsieur, pour lui dire le fond de ma pensée.
Norma attrape la main de Déborah, sur la table :
– Tatie, c’est bon.
Et celle de sa mère.
– Maman, calme-toi.
– Oh ne t’inquiète pas pour ta mère. Ce week-end, elle va être hyper zen. Elle va se faire papouiller par Amma. Tu sais, la gourou indienne qui câline des foules entières…
– Ah ? Oui, je la connais. C’est pas la première fois que maman va faire la queue avec un tas d’inconnus pour avoir droit à son étreinte… Comment tu dis déjà ?
– Le darshan ! Elle est fabuleuse.
Déborah croise les bras et réplique :
– Tu parles… Je l’ai vue à la télé, hein… Plonger la tête contre la poitrine de cette femme, le visage collé contre sa tunique sur les traces de maquillage, et de sécrétions diverses de ceux qui m’ont précédée, tandis qu’elle me murmure des mantras incompréhensibles à l’oreille. Non, merci.
– C’est de l’amour pur qu’elle donne. C’est beau. Je crois que ça manque cruellement.
– Ben oui, c’est ça qui doit manquer aux sous-merdes comme ton pharmacien, Norma… Il faudrait aller lui faire un gros câlin. Paix et amour…

Suite au prochain épisode…

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